vendredi 15 janvier 2021

- Les mamies, la covid, le glissement -


- Les mamies, la covid, le glissement -

Madame P, ce pourrait être ma mamie. Je n'ai plus de mamie et franchement, depuis plusieurs mois je me dis que j'ai cette chance.

Je n'ai plus de mamie et j'ai plein de mamies. Toutes mes mamies de consultation. Mes mamies en EHPAD, mes mamies chez elle avec leur mari, mes mamies en hôpital de jour, mes mamies en famille d'accueil.

J'ai une certaine tendresse pour mes mamies. Mes mamies délirantes, celle qui est enceinte à 89 ans, celle qui a le coeur arrêté depuis des années, ou celle qui est empoisonnée par son voisin sournois. Mes mamies hallucinées, qui communiquent avec leurs enfants à travers les murs ou à travers l'écran de télévision. Mes mamies hystériques, traversées par mille plaintes du corps et de l'esprit, douloureuses dans leurs corps de leurs dures vies passées. Mes mamies déprimées, fatiguées, lassées de leurs longues vies vécues. Mes mamies pleines de souvenirs, de regrets souvent. Mes mamies isolées, dans leur petit appartement, ou dans la ferme familiale, ou dans leur EHPAD. Mes mamies trop lassées, qui attendent leur fin, tout en la redoutant parfois. Mes mamies revendicatrices, victimes, persécutées, qui exigent, tyrannisent.

Mes mamies anxieuses, tremblantes, pour lesquelles "tout" est objet de l'angoisse, qui ne sortent plus de chez elle que pour aller voir le docteur. Le généraliste. Le cardiologue. Le cancérologue. Le psychiatre.

Mars 2020, premier confinement, les mamies disparaissent des lieux de consultation psychiatriques. Confinées, protégées des lieux potentiellement hautement contaminant, on n'entend plus les déambulateurs et les cannes résonner dans les couloirs des centres médico-psychologiques.

Je rencontre Madame P. à l'hôpital, c'est en avril. Elle a dit qu'elle voulait mourir, vraiment, parce que ça faisait des années qu'elle mourrait de solitude alors cette fois, autant en finir. Madame P. a toute sa tête et des histoires plein la tête. Elle est drôle, un peu impertinente, elle ne s'embarrasse pas à son âge de jolies formules et elle ne fait pas semblant. "Si je retourne chez moi, je me suicide, c'est sûr". Alors Madame P. va en EHPAD et je la revois en consultation, entre deux vagues, entre deux confinements. Elle est radieuse. La mort, c'est pour plus tard, maintenant qu'elle est nourrie du lien à l'autre. Sa vie vaut quelque chose, aujourd'hui qu'elle a des mamies avec lesquelles la partager.

Décembre 2020, second confinement. Madame P. revient me voir en consultation. Elle a été contaminée par la covid, il y a trois semaines. Elle a été confinée à l'étage des confinés et tout s'est effondré. L'isolement a été terrible, brutal. Seule dans sa chambre. Seule face à son plateau repas. Seule face à ses angoisses. Ses enfants ont disparu. Ses copines de l'EHPAD ont disparu. Madame P. est devant moi, toute petite, ratatinée sur sa chaise. Elle me dit "j'ai des rides maintenant", comme si aujourd'hui, elle était vieille. Elle me dit "je veux mourir".

Je ne comprends pas. Elle est confinée dans sa chambre de l'EHPAD. Elle ne peut en sortir que pour quelques pas dans le couloir, quand il est vide. Et pourtant, elle se trouve devant moi. Que justifie donc la poursuite de son isolement à la carte ? Ce que je comprends, c'est que cet isolement la dévitalise, ride sa peau, creuse ses joues, l'aspire vers le néant.

Madame P. ne mourra sans doute pas de la covid. La laissera-t-on glisser (1) comme tant d'autres (2) ? Certains ont pu faire preuve de créativité (3). D'autres, beaucoup d'autres, par manque de moyens, par manque de mise en œuvre de moyens devrait-on plutôt dire, exercent (sans doute malgré eux) une nouvelle forme de maltraitance institutionnelle (4) légitimée par le risque sanitaire. Quand prendra-t-on conscience de l'importance fondamentale du lien, pour nos anciens* ? Quand comprendra-t-on que l'isolement affectif les emmènera vers une mort invisibilisée dans les statistiques mais tout aussi réelle ?

Geneviève Henault

(1) http://www.chups.jussieu.fr/.../docpr.../0210Aagliss2002.pdf

(2) https://www.francetvinfo.fr/.../video-covid-19-cense-les...

(3) https://www.lci.fr/.../video-covid-19-dans-le-tarn-un...

(4) https://france3-regions.francetvinfo.fr/.../ain-medecin...

* pour nous tous !


 

lundi 14 décembre 2020

France : infection nosocomiale à l’hôpital.

Les agents de bio nettoyage des sociétés privées ont 6 minutes pour désinfecter une chambre dans le meilleur de cas si elles ont la chance de trouver un balais. Si les agents ne sont pas content ils sont virés du jour au lendemain.


 

mercredi 2 décembre 2020

La chute vertigineuse de l'hôpital.


La chute vertigineuse de l'hôpital.
- Hôpital public : mensonge diagnostique, contamination des soignants ? -
C'est de notre faute.
Macron l'a dit le 6 octobre 2020 : "Ce n’est pas une question de moyens, mais d’organisation". Quand la parole émane du Chef de l'Etat, alors en visite dans un hôpital parisien qui se prépare à la seconde vague, on s'indigne en cœur, les soignants, l'opposition, et sans doute une partie de la population. Macron ne fait là que traduire dans une parole publique assumée, ce qui se joue en plus petit comité dans les hautes instances qui resserrent peu à peu les cordons de la maigre bourse allouée à l'hôpital public.
Je suis psychiatre dans le service public. Mon hôpital se meurt, comme tant d'autres CHS et EPSM. Peu à peu il se vide de ses forces vitales : les soignants. Au nom de l'organisation, de la réorganisation, de la restructuration, de la polarisation, de la mutualisation, on meurt. Plus on organise, moins il y a de soignants. Plus la pénurie s'installe, plus on se réorganise. Pour animer un semblant de ce qui était le service public, on crée des dispositifs.
Des outils innovants.
Des équipes mobiles.
Des filières.
Des plateformes.
L'ARS commande des produits aux établissements, que ceux-ci s'empressent de livrer, à moyens constants. Mon hôpital agonise, mais il a tous les dispositifs innovants à la mode et pile dans le champ lexical de la novlangue. L'ARS peut se réjouir, nous sommes de bons petits soldats, nous honorons les commandes, nous sommes en ordre de bataille.
Examinons le champ (de la bataille).
D'un côté, les patients, de plus en plus nombreux, de plus en plus précaires : psychiquement, affectivement, socialement, économiquement, professionnellement.
De l'autre, pas "contre", mais faisant face, les soignants, de moins en moins nombreux, de plus en plus précaires : théoriquement (appauvrissement majeur de la formation, disparition progressive des espaces de travail commun), socialement (collectif malmené par la recherche permanente du chiffre), professionnellement (soignants bringuebalés de services en services, de renfort en suppléance).
Depuis que je suis arrivée sur mon poste il y a une dizaine d'années, il y a eu deux restructurations majeures : une polarisation des secteurs puis une seconde repolarisation. En 2020, nous avons des pôles gigantesques, pléthore d'équipes mobiles... et pas de soignants. Il n'y a plus de psychiatres pour voir les patients. Il n'y a plus d'infirmiers pour écouter les patients. Il n'y a plus de secrétaires pour donner les RDV aux patients. Il n'y a plus de médecins pour les chefferies de pôle et de service. Il n'y a plus de cadres de santé pour encadrer les équipes. On tourne à vide dans nos jolis dispositifs cache-misère issus de la sacro-sainte réorganisation.
En revanche, ce qui tourne à plein, ce sont les lits d'hospitalisation. Pour mieux fonctionner nous a-t-on dit, pour vaincre nos problèmes d'organisation, il faut fermer des lits. On fera le virage ambulatoire, avec tous ces lits fermés, nous a-t-on dit. Une centaine de lits a disparu, depuis que je suis arrivée dans mon hôpital psychiatrique. Il n'y a pas un soignant de plus pour l'ambulatoire. On dirait que l'on a raté le virage et peut-être même que l'on en a perdu quelques-uns dans le fossé. Encore un problème d'organisation, sans doute.
C'est de notre faute.
Le 6 octobre, tous en cœur, on s'est offusqué de la parole présidentielle. Cette parole pourtant, elle infuse insidieusement. Malgré nous, nos convictions politiques, nos observations sur le terrain, on se laisse gagner par la novlangue néolibérale et ses effets pervers. Ainsi j'entends l'autre jour, sur une plateforme parmi d'autres, sur un dispositif innovant précipitamment installé contre l'avis de TOUS les psychiatres de mon hôpital, une infirmière dire "il y a un problème d'organisation". Comprendre : c'est de notre responsabilité si ça ne fonctionne pas et non pas la dure réalité : on ne peut pas, on ne peut plus accueillir tous ceux qui ont besoin de soins psychiatriques. On ne peut plus, on n'en a plus les moyens. J'entends encore un jeune cadre dire les "dysfonctionnements" d'un CMP... qui a "perdu" deux infirmiers... du fait de la réorganisation.
Alors je me questionne : pourquoi les soignants acceptent-ils, s'approprient-ils malgré eux, ce discours politique ? Naïveté ? Effet protecteur contre la détresse de ne pouvoir accueillir la femme et l'homme en souffrance ? "L'organisation" n'a pas de visage et de nom, elle est le fait de tous et n'appartient à personne, on peut l'accuser à l'infini et s'abriter derrière son signifiant-écran. Mais cela a un coût : à tous, elle fait porter en retour l'impuissance devant la détresse de l'autre venu appeler à l'aide. Elle met le soignant en position de porter la culpabilité qui devrait incomber à ceux qui, eux, savent très bien ce qu'ils organisent : la pénurie de moyens des services publics.
Parce qu'il y a bien un problème d'organisation, comme on nous le répète du plus haut de l'Etat jusque dans nos directoires et nos CME : il est volontaire, calculé par les décideurs politiques. Ce à quoi nous avons en réalité affaire, n'est pas un "problème d'organisation" mais l'organisation comme problème. Le néolibéralisme ne veut pas d'une organisation stable, qui limiterait ses principes managériaux essentiels : la flexibilité, l'interchangeabilité, la réactivité, la transformation rapide des tâches et des dispositifs. Autrement dit, la politique néolibérale crée la planification de réorganisations permanentes, que l'on voit autant dans le public que dans le privé. Ainsi cet alibi de l'organisation n'a pour but que de voiler impudiquement la question suivante : que vaut l'hôpital public pour la main qui le nourrit ?
Faire porter localement aux acteurs de terrain la responsabilité d'une mauvaise organisation, c'est un mensonge politique.
C'est un mensonge et beaucoup d'entre nous ne l'entendent même plus.
Pire, certains soignants du terrain s'en font le porte-parole. Quelle stupéfaction à lire cet article écrit par une infirmière "L’hôpital souffre d’un manque d’organisation davantage qu’un manque de moyens" : https://www.lefigaro.fr/.../l-hopital-souffre-d-un-manque...
Chaque argument de cet article vient s'opposer à son titre même.
1⃣ L'intérim médical et paramédical coûte cher, il faudrait pour limiter le recours à ces pratiques, revaloriser les rémunérations des soignants. ➡ il faut donc... des moyens !
2⃣ Second constat, je cite : "Dans de nombreux blocs opératoires, par exemple, les déprogrammations d’opérations chirurgicales sont fréquentes, pour des raisons difficilement acceptables: dossiers et examens manquants, patient non préparé pour l’opération, mauvaise communication et désorganisation générale." ➡ on parle ici, de façon tout à fait évidente, de dysfonctionnements qui sont la conséquence de la multiplication des tâches pour chacun, elle-même conséquence de la réduction des moyens humains... ➡ il faut... des moyens
3⃣ Je cite encore : "dans l’espoir de travailler dans de meilleures conditions, les personnels paramédicaux changent régulièrement de service" ➡ méconnaissance ou mauvaise foi, cet argument est totalement fallacieux. Les paramédicaux sont déplacés comme des pions et sacrifiés comme tels, ils ne choisissent pas de changer "régulièrement" de service, dans l'immense majorité des cas.
Cet article est un symptôme. "Le langage comme symptôme" sous-titrait d'ailleurs Stéphane Velut dans son essai "L'hôpital, une nouvelle industrie" ( Collection Tracts (n° 12), Gallimard Parution : 16-01-2020) où il décrypte finement la mutation de l'hôpital au service du malade vers l'hôpital au service du capital. Il nous y dit que "cette langue [la novlangue managériale] a infesté de grands pans de l'administration hospitalière". Cet article est symptomatique de la contamination jusque dans les rangs des soignants, d'une infestation de la pensée qui interdit de penser. En ce week-end de mobilisation du peuple contre la loi "Sécurité Globale" qui entend museler les citoyens et la presse, on a vu défiler plus de 200 000 personnes en France. Pourrait-on rêver d'un tel soulèvement soignant ?
"Je ne laisse pas tomber l'hôpital" a dit Macron le 6 octobre. La chute est vertigineuse, Monsieur le Président, on n'en finit plus de tomber.
Je ne compte plus mes fins de consultations qui s'achèvent avec "je vous revois dans 2 mois... je voudrais vous voir dans 10 jours mais c'est impossible". Encore un problème d'organisation, sans doute. Mais je ne dis pas cela, à mes patients. Je leur dis la vérité que l'on aime taire à "l'usager" du service public, je leur dis que l'on ne peut pas faire le travail correctement faute de moyens. Je refuse de prendre sur moi la responsabilité qui n'est pas la mienne, je refuse de porter la culpabilité qui ne me revient pas.